RISQUE
L’Hyper-Base avait terminé sa journée. Alignés dans la galerie de la salle panoramique selon un ordre de préséance rigoureusement déterminé par le protocole, se trouvaient des officiels, des scientifiques, des techniciens, ainsi que l’ensemble du personnel. Selon leurs divers tempéraments, ils attendaient avec espoir, avec gêne, avec nervosité, avec passion ou avec crainte ce qui constituait l’aboutissement de leurs efforts.
L’intérieur évidé de l’astéroïde connu sous le nom d’Hyper-Base était devenu, pour la journée, le centre d’une sphère de sécurité de quinze mille kilomètres de diamètre. Nul vaisseau ne pouvait pénétrer à l’intérieur de cette sphère et survivre. Nul message ne pouvait la quitter sans être intercepté.
A huit cents kilomètres de distance, à peu de chose près, un petit astéroïde décrivait fidèlement l’orbite sur laquelle il avait été placé un an auparavant, orbite qui circonscrivait l’Hyper-Base dans une circonférence aussi parfaite que possible. Le numéro d’identification de cet astéroïde était H 937, mais nul sur l’Hyper-Base ne le désignait autrement que par Il ou Lui. (Avez-vous été sur Lui aujourd’hui ?)
Sur Lui, inoccupé à l’approche de la seconde zéro, se trouvait le Parsec, le seul vaisseau de son genre qui eût jamais été construit dans l’histoire de l’homme. Il était prêt pour le départ dans l’inconcevable.
Gerald Black, qui, en sa qualité de brillant jeune sujet dans le domaine de la physique de l’éther, se trouvait au premier rang, fit craquer ses vastes jointures et essuya ses paumes moites sur sa blouse d’un blanc douteux et :
– Pourquoi ne vous adressez-vous pas au général ou à la duchesse douairière ?
Nigel Ronson, de la Presse Interplanétaire, jeta un rapide coup d’œil de l’autre côté de la galerie sur le général Richard Kallner et sur la femme effacée qui se trouvait à son côté, à peine visible dans l’éblouissement provoqué par l’uniforme de son voisin.
– Je n’hésiterais pas, répondit l’interpellé, seulement je ne m’intéresse qu’aux nouvelles.
Ronson était petit et gros. Il prenait beaucoup de peine pour se coiffer en brosse avec des cheveux longs d’un centimètre, portait le col de sa chemise ouvert et le pantalon au-dessus des chevilles pour imiter fidèlement les journalistes que l’on voyait sur les écrans de T.V. Il n’en était pas moins un reporter fort capable.
Black était trapu, et si ses cheveux plantés bas laissaient fort peu de place pour le front, son esprit était aussi aigu que ses doigts robustes étaient courts.
– Ils connaissent toutes les nouvelles, dit-il.
Des blagues, dit Ronson. Kallner n’a rien sous ses dorures. Retirez-lui son uniforme et vous ne trouverez qu’un convoyeur faisant descendre les ordres vers le bas et projetant les responsabilités vers le haut.
Black faillit laisser échapper un sourire mais le retint à temps.
– Et la dame docteur ? demanda-t-il.
– C’est le Dr Susan Calvin, de l’U.S. Robots, récita le reporter, la dame qui possède l’hyperespace à la place du cœur et de l’hélium liquide dans les yeux. Elle pourrait traverser le soleil et ressortir de l’autre côté dans un bloc de flammes gelées.
Black esquissa un commencement de sourire.
– Et le Directeur Schloss ?
– Il en sait beaucoup trop, dit Ronson, volubile. Pris entre le souci d’attiser la faible flamme d’intelligence qui vacille chez son interlocuteur et d’atténuer l’éclatante lumière que diffuse son propre cerveau, de peur de provoquer une ophtalmie définitive chez ledit interlocuteur, il prend le parti de ne rien dire.
Cette fois, Black découvrit nettement ses dents :
– Supposons maintenant que vous me disiez ce que vous pensez de moi.
– Facile, docteur. Je vous ai regardé et j’ai compris aussitôt que vous étiez trop laid pour être stupide et trop malin pour manquer une occasion de vous faire de la publicité personnelle.
– Rappelez-moi de vous casser la figure un de ces jours, dit Black. Que voulez-vous savoir ?
L’envoyé de la Presse Interplanétaire désigna la « fosse » :
– Ce bidule va-t-il fonctionner ?
Black abaissa à son tour son regard et sentit un léger frisson pareil au léger vent de mars le parcourir. La « fosse » était en réalité un vaste écran de télévision, divisé en deux parties. L’une des moitiés portait une vue générale de Lui. Sur sa surface grise et crevassée se trouvait le Parsec, luisant discrètement dans la faible lumière du soleil. La seconde moitié montrait la cabine de commande du Parsec. Pas une âme dans cette cabine de commande. Le siège du pilote était occupé par une forme vaguement humaine, mais dont la ressemblance avec son modèle était par trop lointaine pour qu’il fût impossible de douter qu’il s’agissait d’un robot positronique.
– Physiquement parlant, mon cher, dit Black, le bidule, comme vous dites, fonctionnera. Ce robot prendra son essor et reviendra. Si je devais vous dire comment nous sommes parvenus à accomplir cette partie du programme ! J’ai tout vu. Je suis arrivé ici quinze jours après avoir passé mon certificat en physique de l’éther, et j’y suis demeuré depuis, si l’on ne tient pas compte des permissions et absences diverses. J’étais là lorsque nous avons lancé le premier morceau de fil de fer jusqu’à l’orbite de Jupiter et retour, par hyperespace – et récupéré de la limaille de fer. J’étais là lorsque nous avons envoyé des souris blanches au même point et avons recueilli de la chair à saucisse au retour.
– Après cela, nous avons passé six mois à mettre au point un hyper champ régulier. Nous avons dû colmater des brèches qui ne mesuraient pas plus de dixièmes de millièmes de seconde d’arc de point à point, dans la matière soumise à l’hypertransit. Après cela, les souris ont commencé à revenir intactes à leur point de départ. Je me souviens d’avoir fait la noce durant une semaine en compagnie de mes collègues parce qu’une souris blanche était revenue vivante et n’était morte qu’au bout de dix minutes. A présent elles survivent aussi longtemps que l’on s’occupe d’elles convenablement.
– Du beau travail ! dit Ronson.
Black le regarda de travers :
– Je dis que cela fonctionnera, physiquement parlant. Car ces souris blanches qui nous reviennent…
– Eh bien ?
– Plus de cerveau. Pas la moindre circonvolution cérébrale. Elles ne mangent pas. On doit les nourrir de force. Elles ne s’accouplent pas. Elles ne courent pas. Elles demeurent couchées… couchées… couchées. C’est tout. Nous prîmes enfin la décision d’envoyer un chimpanzé. Ce fut affreux. Le pauvre animal ressemblait trop à un homme pour que l’observation fût supportable. Nous récupérâmes une masse de chair qui pouvait tout juste effectuer des mouvements de reptation. Il pouvait remuer les yeux et parfois gratouillait vaguement. Il gémissait et demeurait dans ses déjections sans avoir seulement l’idée de se déplacer. L’un d’entre nous a fini par l’abattre un jour d’un coup de pistolet, et nous lui en avons été tous reconnaissants. Je vous le répète, mon vieux, rien de ce que nous avons expédié dans l’espace n’est jamais rentré ne fût-ce qu’avec un embryon de cerveau.
– La publication de ces renseignements est-elle autorisée ?
Un coin de la lèvre de Black se souleva :
– Après l’expérience, peut-être. Ils en espèrent de grandes choses.
– Vous, pas ?
– Avec un robot aux commandes ? Non !
Quasi machinalement, l’esprit de Black se reporta à cet intermède vieux de quelques années, au cours duquel il avait été responsable de la perte d’un robot. Il pensa aux robots Nestor qui remplissaient l’Hyper-Base d’une foule de connaissances imprimées dans leurs cerveaux, avec parfois des insuffisances nées de l’excès même de leur perfection. Mais à quoi bon parler de robots ? Il n’avait rien d’un missionnaire par nature.
Mais Ronson, qui meublait les silences par des propos à bâtons rompus, reprit :
– Ne me dites pas que vous êtes antirobot. Je me suis toujours laissé dire que les scientifiques étaient les seuls à ne pas être résolument hostiles à ces parodies d’humanité.
Black perdit soudain patience :
– C’est vrai, et c’est justement là le malheur. La technologie est prise de robomanie. Pas de fonction qui n’ait son robot, sinon l’ingénieur responsable se sent frustré. Vous voulez faire garder votre porte, alors vous achetez un robot avec des pieds épais. C’est très sérieux.
Il parlait d’une voix basse et intense, jetant les mots directement dans l’oreille de Ronson.
Ronson réussit à dégager son bras.
– Doucement, je ne suis pas un robot, dit-il. Ne vous vengez pas sur moi. Vous allez me rompre l’os du bras.
Mais Black était lancé et il ne suffisait pas d’une plaisanterie pour l’arrêter en si bon chemin.
– Savez-vous combien de temps on a gaspillé sur cette étude ? demanda-t-il. Nous avons fait construire un robot, parfaitement adapté à tous usages, et nous lui avons donné un ordre. Point à la ligne. J’ai entendu donner cet ordre. Je l’ai retenu par cœur. Il était bref et net : « Saisissez la barre d’une main ferme. Amenez-la vers vous fermement. Fermement ! Main tenez votre effort jusqu’au moment où le panneau de contrôle vous aura informé que vous avez franchi l’hyperespace à deux reprises. »
– Donc, lorsque le compte à rebours atteindra zéro, le robot saisira la barre de contrôle et la tirera fermement à lui. Ses mains sont portées à la température du sang. Une fois que la barre de contrôle se trouve en position, la dilatation due à la chaleur complète le contact et l’hyperchamp entre en action. Si quelque dommage se produit à son cerveau au cours du premier transit à travers l’hyperespace, aucune importance. Il lui suffira de maintenir la position durant un micro-instant, le vaisseau reviendra et l’hyperchamp s’évanouira. Rien ne peut survenir d’anormal. Ensuite nous étudierons ses réactions généralisées et constaterons, le cas échéant, si une anomalie s’est produite.
Ronson haussa les sourcils :
– Tout cela me paraît très normal.
– Vraiment ? demanda Black d’un ton sarcastique. Et que vous apprendra un cerveau de robot ? Il est positronique, le nôtre est cellulaire. Il est fait de métal, le nôtre de protéines. Ils n’ont rien de commun. Aucune comparaison n’est possible. Néanmoins, je suis convaincu que c’est en se fondant sur ce qu’ils apprendront ou croiront apprendre à partir du robot qu’ils enverront des hommes dans l’hyperespace. Pauvres diables !… S’il ne s’agissait encore que de mourir ! Mais ils reviendront entièrement décervelés. Si vous aviez pu voir le chimpanzé, vous comprendriez ce que cela signifie. La mort est une chose propre, définitive. Mais l’autre éventualité…
– Avez-vous fait part de vos scrupules à quiconque ? demanda le reporter.
– Oui, dit Black. Ils m’ont fait la même réponse que vous. Ils m’ont déclaré que j’étais un antirobot, ce qui clôt toute discussion… Regardez Susan Calvin. Pas de danger qu’elle soit antirobot. Elle a fait tout le voyage à partir de la Terre pour assister à cette expérience. Si un homme avait été aux commandes, elle ne se serait pas inquiétée le moins du monde. Mais à quoi bon se torturer l’esprit ?
– Hé, dit Ronson, ne vous arrêtez pas encore. Ce n’est pas tout.
– Quoi, encore ?
– Il y a d’autres problèmes. Vous m’avez parfaitement expliqué l’histoire du robot. Mais pourquoi toutes ces mesures de sécurité tout à coup ?
– Comment cela ?
– Voyons : subitement plus moyen d’expédier de dépêches. Subitement, interdiction est faite à tout vaisseau de pénétrer dans le secteur. Que se passe-t-il donc ? Il ne s’agit que d’une expérience parmi d’autres. Le public est informé de l’hyperespace et de ce que vous tentez, alors à quoi bon tout ce secret ?
Le reflux de la colère enveloppait toujours Black, colère contre les robots, colère contre Susan Calvin, colère au souvenir de ce petit robot perdu dans son passé. Encore n’était-ce pas tout, car sa colère s’étendait également à ce petit journaliste irritant et ses irritantes petites questions.
« Voyons de quelle façon il va le prendre », se dit-il.
– Vous voulez réellement le savoir ? demanda-t-il.
– Et comment !
– Très bien. Nous n’avons jamais produit qu’un hyper-champ susceptible de traiter un objet un million de fois plus petit que ce vaisseau, à une distance un million de fois plus réduite. Cela signifie que l’hyper-champ que nous nous préparons à produire sera un million de millions de fois plus puissant qu’aucun de ceux que nous ayons jamais expérimentés. Nous ne sommes pas très sûrs de l’effet qu’il peut produire.
– Que voulez-vous dire ?
– En théorie, le vaisseau sera déposé bien gentiment au voisinage de Sirius et ramené ici de la même manière. Mais quel sera le volume d’espace entourant le Parsec qui se trouvera transporté en même temps que lui ? Il est difficile de le prévoir. Nous ne sommes pas suffisamment informés des propriétés de l’hyper-espace. L’astéroïde sur lequel le vaisseau est posé peut fort bien l’accompagner dans son voyage, et si nos calculs se trouvaient un peu trop larges, il pourrait ne jamais revenir. Ou plutôt réapparaître à, disons, trente milliards de kilomètres du lieu où nous nous trouvons. Nous courons même le risque qu’un espace d’un volume supérieur à l’astéroïde puisse être soumis au transit.
– Dans quelle mesure ? demanda Ronson.
– Nous ne pouvons le dire. Il existe un élément d’incertitude statistique. C’est la raison pour laquelle les vaisseaux ne doivent pas s’approcher de trop près. C’est pourquoi nous maintenons le secret jusqu’à la fin de l’expérience.
Ronson fit entendre un borborygme :
– Supposons qu’il atteigne l’Hyper-Base ?
– C’est un risque à courir, dit Black sans se troubler autrement. Mais il ne doit pas être bien grand, sinon le Directeur Schloss ne serait pas là, je puis vous l’assurer. Il reste cependant un risque mathématique.
Le journaliste consulta sa montre :
– À quelle heure se produira l’expérience ?
– Dans cinq minutes environ. Vous n’êtes pas nerveux, je pense ?
– Non, répondit Ronson – mais il s’assit, le visage de bois, et ne posa plus aucune question.
Black se pencha sur la balustrade. Les dernières minutes s’égrenaient.
Le robot fit un geste !
Un mouvement de masse porta les spectateurs en avant et les lumières baissèrent afin de rendre plus visible par contraste la scène qui se déroulait au-dessous d’eux. Pour l’instant, il ne s’agissait que du premier geste. Les mains du robot s’approchèrent de la barre de départ.
Black attendit la seconde finale où le robot attirerait à lui la barre. Il imaginait un certain nombre de possibilités et toutes se présentèrent simultanément à son esprit.
Il y aurait d’abord le bref scintillement indiquant le départ à travers l’hyperespace et le retour. Bien que l’intervalle temporel fût excessivement court, le retour ne s’effectuerait pas avec une parfaite exactitude au point de départ et un décalage se produirait. C’était toujours le cas.
Une fois le vaisseau revenu, on pourrait découvrir, par exemple, que les dispositifs destinés à régulariser le champ s’étaient révélés inadéquats. Le robot pourrait être réduit à l’état de ferraille et peut-être même aussi le vaisseau.
Ou encore leurs calculs seraient faux par excès et le navire ne reviendrait jamais.
Pis encore, l’Hyper-Base pourrait accompagner le vaisseau dans son transit et ne jamais revenir.
Bien entendu, tout pourrait également se passer le mieux du monde. Le navire pourrait se retrouver à son point de départ, absolument intact. Le robot, le cerveau indemne, sortirait de son siège et signalerait le succès complet du premier voyage d’un objet construit de la main de l’homme au delà de l’attraction gravitationnelle du Soleil.
La dernière minute tirait à sa fin.
Vint la dernière seconde. Le robot saisit la barre de départ et l’amena fermement vers lui…
Rien !
Pas le moindre scintillement ! Rien !
Le Parsec n’avait pas quitté l’espace normal.
Le général Kallner retira sa casquette pour s’éponger le front et, ce faisant, découvrit une calvitie qui l’aurait vieilli de dix ans si les plis soucieux qui creusaient son visage n’avaient pas déjà rempli cet office. Près d’une heure s’était écoulée depuis l’échec du Parsec et rien n’avait encore été fait.
– Comment cela s’est-il produit ? Comment cela a-t-il pu se produire ? Je n’y comprends rien !
Le Dr Mayer Schloss, qui à quarante ans était le « grand homme » de la jeune science des matrices des hyper-champs, dit avec consternation :
– La théorie de base n’est pas en cause, j’en donnerais ma tête à couper. Une défaillance mécanique s’est produite en quelque point du vaisseau. Rien de plus.
Cette phrase, il l’avait déjà répétée une douzaine de fois.
– Je croyais que tout avait été testé. (Cette phrase aussi avait été dite.)
– C’est exact, général, c’est exact. Néanmoins… (Réponse également prononcée.)
Ils se regardaient mutuellement dans le bureau de Kallner qui était à présent interdit à tous les membres du personnel. Ni l’un ni l’autre n’osaient regarder la troisième personne présente.
Les lèvres minces et les joues pâles de Susan Calvin n’exprimaient rien.
– Je n’ai rien d’autre à vous offrir en guise de consolation que ce que je vous ai déjà dit, déclara-t-elle. Je me doutais bien qu’il ne résulterait rien de bon de cette tentative.
– Le moment est mal choisi pour ressusciter cette vieille querelle, grommela Schloss.
– Aussi m’en garderai-je bien. L’U.S. Robots fournit des robots construits selon des spécifications précises à tout acheteur légalement autorisé qui s’engage à les utiliser conformément à la loi. Nous avons rempli nos obligations. Nous vous avons avertis que nous ne pouvions garantir de transposer au cerveau humain des phénomènes intervenus dans le cerveau positronique. Là se borne notre responsabilité. La question ne se pose pas.
– Juste ciel, dit le général Kallner, ne reprenons pas cette discussion !
– Que ferions-nous d’autre ? murmura Schloss, que le sujet attirait néanmoins. Tant que nous ne saurons pas ce qui arrive à l’esprit dans l’hyper-espace, nous n’accomplirons aucun progrès. Le cerveau du robot est du moins capable d’effectuer une analyse mathématique. C’est déjà un commencement. Et tant que nous n’aurons pas essayé… (Il leva des yeux quelque peu égarés.) Mais ce n’est pas votre robot qui est en cause, docteur Calvin. Nous ne nous faisons pas de soucis pour lui ou son cerveau positronique. (Il cria presque :) Bon sang, est-ce que vous vous rendez compte que… ?
La robopsychologue lui imposa silence en haussant à peine le ton.
– Pas de crise de nerfs, mon ami. J’ai vu bien des problèmes dramatiques au cours de ma vie et je n’en connais pas un qui ait été résolu par l’hystérie. Je voudrais qu’on réponde à quelques questions.
Les lèvres de Schloss se mirent à trembler et ses yeux enfoncés parurent se retirer au fond de leurs orbites, laissant à leur place des trous d’ombre.
– Possédez-vous une formation dans la physique de l’éther ? demanda-t-il brutalement.
– Cette question n’a aucun rapport avec le problème qui nous occupe. Je suis robopsychologue en chef de l’United States Robots. C’est un robot positronique qui occupe le poste de commande du Parsec. Comme tous ses pareils, il est en location et ne vous a pas été vendu. J’ai donc le droit de vous demander des renseignements sur toute expérience à laquelle participe ce robot.
– Répondez-lui, Schloss, rugit Kallner. Elle… elle a raison.
Le Dr Calvin tourna ses yeux pâles vers le général qui était présent lors de l’affaire du robot perdu et dont on pouvait par conséquent attendre qu’il ne commettrait pas la faute de la sous-estimer. (Schloss se trouvait à l’époque en congé de maladie et les jugements par ouï-dire ne peuvent se comparer à ceux qui résultent de l’expérience personnelle.)
– Je vous remercie, général, dit-elle.
Schloss porta un regard déconcerté de l’un à l’autre de ses interlocuteurs.
– Que voulez-vous savoir ? murmura-t-il.
– De toute évidence, ma première question sera la suivante. Quel est donc le problème qui vous intéresse, si ce n’est celui que vous pose le robot ?
– Cela saute aux yeux, voyons. Le vaisseau n’a pas bougé ! Ne le voyez-vous pas ? Seriez-vous aveugle ?
– Je le vois très clairement au contraire. Mais ce que je ne parviens pas à m’expliquer, c’est votre panique en présence de quelque défaillance mécanique. L’éventualité d’un échec n’entre-t-elle donc jamais dans vos prévisions ?
– C’est la dépense, murmura le général. Le vaisseau a coûté des sommes formidables. Le Congrès Mondial… les justifications de dépenses…
Il demeura court.
– Le vaisseau est toujours là. Quelques révisions, quelques réparations ou mises au point ne peuvent vous entraîner bien loin.
Schloss avait repris possession de lui-même. Il était même parvenu à donner à sa voix une intonation patiente :
– Lorsque je parle de défaillance mécanique, docteur Calvin, je fais allusion à des incidents tels que le blocage d’un relais par un grain de poussière, une connexion interrompue par une goutte de graisse, un transistor bloqué par une dilatation soudaine due à la chaleur, etc., etc. Tous peuvent être temporaires. Leur effet peut s’interrompre à tout moment.
– Ce qui signifie qu’à tout moment le Parsec peut foncer à travers l’hyper espace et revenir à son point de départ.
– Exactement. A présent vous avez compris !
– Pas le moins du monde. N’est-ce pas exactement ce que vous désirez ?
Schloss fit le geste de s’arracher une double poignée de cheveux.
– On voit bien que vous n’êtes pas ingénieur en sciences de l’éther ! dit-il.
– Cela vous empêche-t-il de parler, docteur ?
– Nous avions mis en place le vaisseau, reprit Schloss avec désespoir, afin de lui faire effectuer un bond à partir d’un point défini de l’espace par rapport au centre de gravité de la galaxie, jusqu’à un second point. Le retour devait s’effectuer au point de départ avec une certaine correction pour tenir compte du déplacement du système solaire. Au cours de l’heure qui s’est écoulée depuis le moment prévu pour le départ du Parsec, le système solaire a changé de position. Les paramètres originaux en fonction desquels a été calculé l’hyperchamp ne conviennent plus. Les lois ordinaires du mouvement ne s’appliquent pas à l’hyperespace, et il nous faudrait une semaine de calculs pour établir de nouveaux paramètres.
– Vous voulez dire que si le vaisseau prenait le départ en ce moment, il retournerait à quelque point impossible à prévoir, à des milliers de kilomètres d’ici ?
– Impossible à prévoir ? (Schloss eut un sourire sans joie.) En effet. Le Parsec pourrait fort bien aboutir dans la nébuleuse d’Andromède ou au centre du Soleil. Dans l’un et l’autre cas, il y a fort peu de chances pour que nous le revoyions jamais.
Susan Calvin inclina la tête :
– Par conséquent, si le vaisseau venait à disparaître, ce qui pourrait arriver d’un instant à l’autre, quelques milliards de dollars versés par les contribuables se trouveraient du même coup transformés en fumée et – ne manquerait-on pas de dire – à cause de la carence des responsables.
Le général Kallner tressauta.
– Dans ce cas, poursuivit la robopsychologue, le mécanisme de l’hyperchamp doit être mis dans l’impossibilité de se déclencher, et cela dans le plus bref délai possible. Il faudra débrancher une connexion, couper un contact, que sais-je ? (Elle parlait en partie pour elle-même.)
– Ce n’est pas aussi simple, dit Schloss. Je ne peux vous l’expliquer complètement puisque vous n’êtes pas instruite des techniques de l’éther. Cela équivaudrait à couper un circuit électrique ordinaire en sectionnant des lignes à haute tension au moyen de cisailles de jardin. Le résultat pourrait être désastreux. Il serait désastreux.
– Entendez-vous par là que toute tentative pour bloquer le mécanisme aboutirait à projeter le vaisseau dans l’hyperespace ?
– Toute tentative effectuée au hasard entraînerait probablement ce résultat. Les hyper-forces ne sont pas limitées par la vitesse de la lumière. Il est même vraisemblable que leur vélocité ne possède pas de limite, ce qui rend l’opération d’une difficulté extrême. La seule solution raisonnable consiste à découvrir la nature de la défaillance et à trouver par là même un moyen sûr de déconnecter le champ.
– Et comment vous proposez-vous d’y parvenir, docteur Schloss ?
– J’ai l’impression que le seul parti à prendre consiste à envoyer sur place l’un de nos robots Nestor… dit Schloss.
– Non ! Ne dites pas de sottises ! interrompit le Dr Calvin.
– Les Nestor sont au courant des problèmes de la technique de l’éther, dit Schloss avec une froideur glaciale. Leur intervention…
– Pas question. Vous ne pouvez utiliser l’un de nos robots positroniques pour une telle mission sans une autorisation formelle de ma part. Et cette autorisation, je ne vous l’accorderai pas.
– Quel autre recours me reste-t-il ?
– Envoyez sur place l’un de vos ingénieurs.
Schloss secoua violemment la tête :
– Impossible. Le risque est trop grand. Si nous perdions un vaisseau et un homme…
– Quoi qu’il en soit, vous n’utiliserez pas un robot Nestor, ni un autre.
– Il faut… que j’entre en contact avec la Terre, dit le général. Il faut en référer à des instances supérieures.
– A votre place, j’attendrais encore un peu, général, dit le Dr Calvin avec une certaine âpreté. Ce serait vous jeter à la merci du gouvernement sans avoir une suggestion ou un plan d’action personnel à lui présenter. Vous y laisseriez des plumes, j’en ai l’intime conviction.
– Mais que pourrions-nous faire ? (Le général avait de nouveau recours à son mouchoir.)
– Envoyez un homme sur place. Vous n’avez pas le choix.
Le visage de Schloss prit une teinte grisâtre :
– Envoyer un homme, c’est facile à dire. Mais qui ?
– J’ai envisagé ce problème. N’y a-t-il pas un jeune homme – il s’appelle Black – que j’ai rencontré à l’occasion d’une précédente visite à l’Hyper-Base ?
– Le Dr Gerald Black ?
– C’est cela, je crois. Il était célibataire à l’époque. L’est-il toujours ?
– J’en ai l’impression.
– Je suggère qu’on le convoque à ce bureau, disons dans un quart d’heure, et dans l’intervalle je consulterai son dossier.
Avec souplesse, elle avait pris la situation en main, et ni Kallner ni Schloss ne firent la moindre tentative pour contester son autorité.
Black avait aperçu Susan Calvin à distance, au cours de la visite de la robopsychologue à l’Hyper-Base. Il n’avait tenté en aucune manière de l’approcher de plus près. A présent qu’il avait été convoqué en sa présence, il la considérait avec répulsion et dégoût. C’est à peine s’il remarqua la présence du Dr Schloss et du général Kallner derrière elle.
Il se souvenait de la dernière fois où il s’était trouvé confronté avec elle et où il avait subi une froide dissection au sujet d’un robot perdu.
Les yeux gris et froids du Dr Calvin plongeaient sans ciller dans ses propres prunelles d’un brun ardent.
– Docteur Black, dit-elle, vous comprenez la situation, j’imagine.
– Parfaitement ! répondit Black.
– Il faut prendre une décision. Le vaisseau est trop coûteux pour qu’on puisse se résoudre à le perdre. La détestable publicité résultant d’une telle perte amènerait l’abandon du projet, selon toutes probabilités.
Black inclina la tête.
– C’est également la conclusion à laquelle je suis parvenu.
– Sans doute pensez-vous également qu’un homme devra se dévouer pour monter à bord du Parsec, découvrir la cause de la défaillance et y remédier.
Il y eut un moment de pause.
– Quel imbécile s’y risquerait ? demanda Black brutalement.
Kallner fronça les sourcils et regarda Schloss qui se mordit les lèvres et prit un regard vague :
– Le risque existe, bien entendu, d’un déclenchement accidentel de l’hyperchamp, auquel cas le vaisseau irait peut-être se perdre au delà de toute atteinte. D’autre part, il pourrait revenir en quelque point du système solaire. Dans cette éventualité, aucun effort, aucune dépense ne seraient épargnés pour recouvrer homme et vaisseau.
– Idiot et vaisseau, si je puis me permettre cette légère correction, dit Black.
Susan Calvin ignora le commentaire :
– J’ai demandé l’autorisation au général Kallner de vous confier cette mission. C’est vous qui devez vous rendre à bord du vaisseau.
– Je ne suis pas volontaire, répondit Black du tac au tac.
– Il n’existe pas à l’Hyper-Base une douzaine d’hommes dont les connaissances soient suffisantes pour entreprendre cette opération avec quelque chance de succès. Parmi ceux qui possèdent ces connaissances, je vous ai choisi en raison de nos précédentes relations. Vous apporterez à cette tâche une compréhension…
– Permettez, je ne suis pas volontaire.
– Vous n’avez pas le choix. Vous ne reculerez sûrement pas devant vos responsabilités.
– Mes responsabilités ? En quoi m’incombent-elles ?
– En raison du fait que vous êtes le plus apte pour mener l’opération à bien.
– Connaissez-vous les risques qu’elle comporte ?
– J’en ai l’impression, répondit Susan Calvin.
– Je suis certain du contraire. Vous n’avez pas vu ce chimpanzé. En disant « idiot et vaisseau », je n’exprimais pas une opinion, je faisais état d’une réalité. Je risquerais ma vie s’il le fallait. Pas avec plaisir peut-être, mais je la risquerais. Mais pour ce qui est de courir la « chance » de devenir un crétin intégral pour le restant de mes jours, rien à faire !
Susan Calvin regarda pensivement le visage moite et irrité du jeune ingénieur.
– Confiez donc cette tâche à l’un de vos robots, le N-2 par exemple ! s’écria Black.
Une lueur froide parut dans les yeux de la robo-psychologue.
– Oui, dit-elle d’un ton délibéré. Le Dr Schloss a émis la même suggestion. Mais notre firme loue les robots N-2 ; elle ne les vend pas. Ils coûtent des millions de dollars pièce. Je représente la compagnie et j’estime qu’ils ont trop de valeur pour être risqués dans une telle entreprise.
Black leva les mains et serra des poings qui tremblaient le long de sa poitrine, comme s’il faisait des efforts pour les retenir :
– En somme, vous avez le front de me demander de me sacrifier de préférence à un robot, parce que l’opération serait plus économique pour votre firme !
– C’est à peu près cela, en effet. Et, comme vous le confirmera le général Kallner, vous avez l’ordre d’assumer cette mission. Si j’ai bien compris, vous êtes soumis dans cette base à un régime quasi militaire. Un refus d’obéissance de votre part vous vaudrait de comparaître en cour martiale. Vous seriez condamné à une peine de réclusion sur Mercure, où le séjour est infernal. D’autre part, si vous acceptez de monter à bord du Parsec pour accomplir cette mission, votre carrière s’en trouvera considérablement favorisée.
Black la considéra d’un œil noir.
– Donnez-lui cinq minutes pour réfléchir, général Kallner, et faites préparer un vaisseau, dit Susan Calvin.
Deux gardes de la Sécurité emmenèrent Black hors de la pièce.
Gerald Black se sentait glacé. Ses jambes se mouvaient comme si elles ne faisaient pas partie de son corps. Il avait l’impression de s’observer à distance, de se voir monter à bord d’un vaisseau et se préparer à prendre le départ pour le Parsec.
Il ne parvenait pas à y croire. Il avait soudain incliné la tête et répondu :
– J’irai.
Pourquoi avait-il cédé ?
Il ne s’était jamais considéré comme un héros. Alors pourquoi cette décision ? La menace de réclusion sur Mercure n’y était sans doute pas étrangère, du moins en partie. Et, d’autre part, il y avait la crainte de faire figure de poltron aux yeux de ceux qui le connaissaient, cette couardise interne qui se trouvait à la base de la moitié des actes de bravoure dans le monde.
Mais il y avait également autre chose, qui importait peut-être plus que tout le reste.
Ronson, de la Presse Interplanétaire, l’avait arrêté un instant tandis qu’il se dirigeait vers le vaisseau. Black avait regardé le visage empourpré de Ronson.
– Que voulez-vous ? lui avait-il demandé.
– Ecoutez, avait bafouillé le reporter, à votre retour, je veux le compte rendu en exclusivité. Je m’arrangerai pour vous faire payer tout ce que vous voudrez… tout ce que vous voudrez…
Black l’avait envoyé rouler sur le sol d’une poussée et avait poursuivi son chemin.
Le vaisseau possédait un équipage de deux hommes. Ni l’un ni l’autre ne lui adressa la parole. Leurs regards passaient au-dessus et de chaque côté de lui. Black s’en préoccupait peu. Ils étaient eux-mêmes effrayés à mort et leur engin s’approchait du Parsec comme un chaton qui avance en crabe à la rencontre du premier chien qu’il ait jamais vu de son existence. Il pouvait parfaitement se passer d’eux.
Un seul visage se matérialisait avec insistance dans sa pensée. La figure anxieuse du général Kallner et l’expression de résolution synthétique que Schloss arborait sur ses traits ne firent qu’une courte apparition sur l’écran de sa conscience. C’était le visage imperturbable de Susan Calvin qui surgissait sans cesse devant lui tandis qu’il montait à bord du vaisseau.
Il jeta un regard dans l’obscurité, dans la direction où l’Hyper-Base avait déjà disparu dans l’espace…
Susan Calvin ! Le Dr Susan Calvin ! La robopsychologue Susan Calvin ! Le robot à la démarche de femme !
Quelles pouvaient bien être les trois lois qui guidaient sa vie ? Première Loi : tu protégeras le robot de tout ton pouvoir, de tout ton cœur, de toute ton âme. Seconde Loi : tu soutiendras les intérêts de l’U.S. Robots à condition que, ce faisant, tu n’ailles pas à l’encontre de la Première Loi. Troisième Loi : tu accorderas une considération passagère à l’être humain à condition que, ce faisant, tu n’ailles pas à l’encontre de la Première et de la Seconde Loi.
Avait-elle jamais été jeune ? se demanda-t-il avec fureur. Avait-elle jamais éprouvé un sentiment humain ? Il aurait donné tout au monde pour faire quelque chose qui jetterait enfin le trouble dans cette expression figée qu’elle arborait perpétuellement sur sa face de momie ! Et il y parviendrait !
Qu’il sorte seulement sain et sauf de l’aventure et il trouverait bien le moyen de l’écraser, elle, sa compagnie et toute la séquelle de vils robots qui étaient toute son existence. C’était cette pensée qui le poussait en avant, plus que la crainte de la prison ou l’appétit de la gloire. C’était cette pensée qui lui faisait oublier sa peur, ou presque.
– Vous allez pouvoir descendre à présent, murmura l’un des pilotes sans le regarder. Le vaisseau se trouve à huit cents mètres au-dessous de vous.
– Vous n’allez pas atterrir ? demanda-t-il aigrement.
– Ce serait contraire aux ordres reçus. Les vibrations de l’atterrissage pourraient…
– Et les vibrations de mon propre atterrissage ?
– Les ordres sont formels, dit le pilote.
Black n’insista pas, enfila sa tenue spatiale et attendit l’ouverture de la porte intérieure du sas. Une trousse à outils se trouvait solidement soudée au métal de la tenue, à la hauteur de la hanche droite.
Juste au moment où il pénétrait dans le sas, les écouteurs de son casque graillonnèrent à ses oreilles :
– Bonne chance, monsieur Black !
Il fut un moment avant de comprendre que le souhait provenait des deux hommes d’équipage qui, nonobstant leur hâte de quitter le volume d’espace dangereux, avaient néanmoins pris le temps de lui lancer un dernier vœu.
– Merci, répondit Black gauchement, et avec une certaine rancune.
Puis il flotta dans l’espace, dérivant lentement sous l’impulsion du léger coup de jarret qu’il avait donné en quittant le sas.
Il aperçut le Parsec qui l’attendait et, en regardant au bon moment entre ses jambes, au cours d’une révolution sur lui-même, il put voir les longs jets latéraux du vaisseau qui l’avait amené fusant des flancs de l’engin pour amorcer le virage de retour.
Il était seul !
Jamais homme, au cours de l’Histoire, s’était-il senti aussi seul ?
Si quelque chose se produisait, se demanda-t-il avec angoisse, en aurait-il conscience ? Aurait-il le temps matériel de s’en apercevoir ? Sentirait-il son âme lui échapper, sa raison vaciller et disparaître ?
Serait-ce plutôt le couperet qui s’abat sur le cou du condamné et le fait passer sans transition de vie à trépas ?
Dans l’un et l’autre cas…
L’image du chimpanzé aux yeux vitreux, frissonnant sous l’effet de terreurs inexprimables, surgit sans son esprit avec une cruelle netteté.
L’astéroïde se trouvait maintenant à six mètres au-dessous de lui. Il se déplaçait dans l’espace avec une régularité absolue. Toute intervention humaine mise à part, aucun grain de sable ne s’était déplacé à sa surface durant des temps astronomiques.
Pourtant, dans cette ultime immobilité, un impalpable grain de poussière avait bloqué quelque mécanisme délicat à bord du Parsec ; une impureté infinitésimale, s’étant glissée dans un bain d’huile, avait immobilisé une pièce d’une prodigieuse délicatesse.
La plus faible vibration microscopique produite par la rencontre d’une masse avec une autre masse suffirait peut-être à dégager la pièce, laquelle, poursuivant sa course, amènerait la création de l’hyper-champ, en provoquant l’éclosion foudroyante de celui-ci à la manière d’une improbable rose.
Son corps allait toucher le sol de l’astéroïde et il ramena ses jambes en arrière afin de se recevoir avec le maximum de souplesse. Il appréhendait de le toucher et sa peau se hérissait comme s’il se fût préparé à prendre contact avec un répugnant reptile. La distance diminuait toujours.
Encore un instant, puis un autre…
Rien !
Ce ne fut d’abord qu’une pression imperceptible, laquelle crût progressivement par l’effet d’une masse qui, en atmosphère terrestre, eût atteint 125 kilos (la somme des poids de son corps et de la tenue spatiale).
Black ouvrit lentement les yeux et laissa l’image des étoiles venir s’imprimer sur sa rétine. Le Soleil était une bille luisante, à la brillance atténuée par le bouclier polarisant dont était munie sa visière. L’éclat des étoiles offrait la même faiblesse relative, mais il en reconnaissait le dessin familier. Le Soleil et les constellations étant normaux, il se trouvait toujours dans le système solaire. Il pouvait même distinguer l’Hyper-Base, qui apparaissait sous la forme d’un petit croissant un peu flou.
Le bruit soudain d’une voix dans ses oreilles contracta brusquement ses muscles. C’était Schloss.
– Vous venez d’entrer dans notre champ de vision, docteur Black. Vous n’êtes pas seul !
Cette phraséologie quelque peu pompeuse aurait pu le faire rire, mais il se contenta de répondre :
– Je vous serais reconnaissant de ne pas m’observer, cela me permettra de me concentrer davantage.
Un silence, puis la voix de Schloss reprit, plus aimable :
– S’il vous plaisait de nous tenir au courant de vos progrès, cela contribuerait peut-être à vous calmer les nerfs.
– Je vous donnerai tous les détails à mon retour, pas avant.
Il avait prononcé cette phrase avec aigreur et c’est avec agacement qu’il porta ses doigts cuirassés de métal à son panneau de commande de poitrine, et coupa la communication radio phonique. Qu’ils parlent dans le vide à présent. Il avait son plan. S’il sortait de l’aventure le cerveau intact, ce serait à son tour de jouer.
Il se dressa sur ses pieds avec des précautions infinies et se trouva debout sur l’astéroïde. Il oscillait légèrement sous l’effet de contractions musculaires involontaires, trompé par l’absence quasi totale de gravité qui le conduisait à effectuer des corrections de trop grande amplitude, un peu à la manière d’un ivrogne. Sur l’Hyper-Base, un champ gravifique artificiel permettait à chacun de maintenir normalement son équilibre. Black s’aperçut qu’il possédait suffisamment de détachement d’esprit pour se rappeler ce détail, et en apprécier l’absence.
Le Soleil avait disparu derrière un accident de terrain. Les étoiles tournaient, de façon visible, au rythme de l’astéroïde dont la période de révolution se montait à une heure.
Il apercevait le Parsec de l’endroit où il se trouvait et il entreprit sa marche d’approche avec une prudente lenteur – sur la pointe des pieds, pourrait-on dire. (Surtout pas de vibrations, pas de vibrations. Ces mots résonnaient dans sa tête comme un leitmotiv.)
Avant même d’avoir eu conscience de la distance parcourue, il avait atteint le vaisseau et se trouvait au pied de la série de barreaux qui menaient au sas.
Alors il s’immobilisa.
Le vaisseau paraissait normal. Du moins paraissait-il normal si l’on ne tenait pas compte du cercle de boutons d’acier qui le ceinturait au premier tiers de sa hauteur et d’un second cercle de même nature au second tiers. En cet instant, ils devaient se tendre pour devenir les pôles qui donneraient naissance à l’hyper champ.
Black sentit monter en lui un curieux désir de tendre la main et de caresser l’un d’eux. C’était là une de ces impulsions irraisonnées semblables au « Si je sautais ? », pensée qui vous vient immanquablement à l’esprit lorsque vous plongez vos regards dans le vide du haut d’un immeuble élevé.
Black avala une bonne goulée d’air et se sentit devenir tout moite en allongeant les doigts des deux mains pour les poser légèrement – oh ! si légèrement – à plat, sur le flanc du vaisseau.
Rien !
Il saisit le barreau le plus proche et se souleva prudemment. Il souhaita posséder cette habitude de la gravité zéro qui était la caractéristique des spécialistes de la construction. Il fallait exercer un effort tout juste suffisant pour vaincre la force d’inertie et aussitôt l’interrompre. Une seconde de trop et, l’équilibre se trouvant rompu, on venait se jeter contre la coque du navire.
Il montait lentement, les doigts légers, les jambes et les hanches ondulant vers la droite pour contrebalancer l’inertie du bras qui se levait du côté opposé, sur la gauche pour compenser l’effet de réaction du bras droit.
Une douzaine de barreaux, et ses doigts surplombèrent le contact qui ouvrirait la porte extérieure du sas. Le cran de sûreté apparaissait sous la forme d’une minuscule tache verte.
Une fois de plus, il hésita. C’est à présent qu’il allait inaugurer l’usage de l’énergie propre du vaisseau. Il revit en esprit les diagrammes de câblage et le réseau de distribution d’énergie. S’il pressait le contact, celle-ci jaillirait de la micro-pile pour ouvrir le panneau massif qui servait de porte extérieure au sas.
Et alors ?
A quoi bon tergiverser ? A moins de posséder une idée précise de la panne, il lui était impossible de prévoir l’effet que produirait la libération de l’énergie. Il poussa un soupir et pressa le contact.
Avec douceur, sans secousse ni bruit, un panneau s’effaça, démasquant une ouverture. Black jeta un dernier regard aux constellations familières (elles n’avaient pas changé) et pénétra dans la cavité éclairée d’une lumière diffuse. La pression d’air à l’intérieur du navire tomberait insensiblement à l’ouverture de la porte intérieure, et quelques secondes s’écouleraient avant que les électrolyseurs du navire la ramènent à sa valeur normale.
Il soupira encore, moins profondément peut-être (car sa peur commençait à s’émousser) et toucha le contact. La porte intérieure s’ouvrit.
Il pénétra dans la salle de pilotage du Parsec. Son cœur bondit dans sa poitrine lorsque son regard se posa sur l’écran de T.V. allumé et saupoudré d’étoiles. Il se contraignit à les regarder.
Rien !
Cassiopée était visible. Les constellations avaient toujours leur aspect normal et il se trouvait à l’intérieur du Parsec. Sans trop savoir pourquoi, il avait l’impression que le plus dur était passé.
Ayant parcouru ce trajet sans avoir quitté le système solaire, il sentit renaître en lui comme une infime trace de confiance.
Un calme quasi surnaturel régnait à l’intérieur du Parsec. Black avait pénétré dans bien des vaisseaux au cours de sa carrière, pour y trouver toujours les bruits familiers de la vie, ne fût-ce que ceux d’un pas traînant sur le sol ou d’un garçon de cabine fredonnant dans quelque couloir. Ici, les battements mêmes de son cœur semblaient complètement assourdis.
Le robot, qui occupait le siège du pilote, lui tournait le dos. Aucun signe n’indiquait qu’il s’était aperçu de l’entrée de l’homme.
Black découvrit ses dents en un sourire sauvage.
– Lâchez la barre ! Debout ! s’écria-t-il d’une voix cinglante qui se répercuta avec un bruit de tonnerre dans la cabine close.
Rétrospectivement, il craignit l’effet des vibrations engendrées dans l’air par sa voix, mais les étoiles sur l’écran demeurèrent inchangées.
Le robot, bien entendu, ne fit pas un mouvement. Il était dans l’incapacité de percevoir des sensations quelles qu’elles fussent. Il lui était même impossible d’obéir aux injonctions de la Première Loi. Il était interminablement pétrifié au milieu d’une opération qui aurait dû être quasi instantanée.
Il se souvenait des ordres qui lui avaient été donnés. Ils étaient d’une parfaite clarté et ne pouvaient prêter à aucune confusion : « Saisissez la barre d’une main ferme. Amenez-la vers vous fermement. Maintenez votre effort jusqu’au moment où le panneau de contrôle vous aura informé que vous avez franchi l’hyperespace à deux reprises. »
Or, il n’avait pas encore franchi l’hyperespace une seule fois.
Prudemment, Black se rapprocha du robot. Celui-ci était assis et tenait la barre entre ses genoux. Ce mouvement avait amené le mécanisme de détente sensiblement à sa place. Ensuite la température de ses mains métalliques devait incurver cette détente, à la façon d’un thermo-couple, juste assez pour provoquer le contact. Automatiquement, Black jeta un coup d’œil sur le thermomètre du panneau de contrôle. Les mains du robot se trouvaient à la température de 37°, comme prévu.
« Fameux résultat, ricana-t-il. Je suis seul avec cette machine, et je ne peux rien faire. »
Il aurait aimé s’armer d’une barre à mine et transformer le robot en tas de ferraille. Il savoura cette pensée. Il imaginait l’horreur qui transfigurerait le visage de Susan Calvin (si jamais un sentiment d’horreur pouvait dégeler un tel bloc de glace : seule la vue d’un robot réduit à l’état de débris informe était capable de le susciter). Comme tous les robots positroniques, cet exemplaire particulier était la propriété de l’U.S. Robots, avait été construit dans les ateliers de cette firme et y avait été testé.
Ayant savouré jusqu’à la lie cette vengeance imaginaire, il retrouva son calme et se mit en devoir d’examiner le navire.
Jusqu’à présent, les progrès accomplis n’avaient pas dépassé le point zéro.
Lentement, il se dépouilla de sa tenue spatiale. Il la posa doucement sur l’étagère. En titubant légèrement, il passa de pièce en pièce, étudiant les vastes surfaces entrecroisées du moteur hyperatomique, suivant les câbles, inspectant les relais de champ.
Il s’abstint de toucher à quoi que ce soit. Il existait des douzaines de façons de déconnecter l’hyperchamp, mais chacune d’entre elles pouvait aboutir à la catastrophe tant qu’il n’aurait pas décelé l’endroit exact de l’anomalie et déterminé, de ce fait, le processus à suivre.
Il se retrouva dans la cabine de pilotage et s’adressa au large dos du robot, stupide dans sa gravité solennelle : « Alors, tu ne peux pas me dire ce qu’il y a d’anormal ? »
Il se retenait d’attaquer la machinerie du navire au hasard ; de fourgonner dans les organes et d’en finir une bonne fois pour toutes. Mais il lui fallut un grand effort de volonté pour y parvenir. Dût-il consacrer une semaine entière, il découvrirait le point sensible pour y porter remède. Cette résolution invincible, il en était redevable à Susan Calvin et au plan qu’il avait échafaudé à son endroit.
Il tourna lentement sur ses talons et réfléchit. Chaque partie du navire, depuis le moteur lui-même jusqu’au dernier commutateur à double effet, avait été vérifiée et essayée à fond à l’Hyper-Base. Il était pratiquement impossible de croire qu’une défaillance s’était produire. Il n’y avait pas un seul objet à bord du vaisseau…
Erreur ! Il y avait le robot ! Celui-ci avait été testé à l’U.S. Robots. On supposait en principe que les spécialistes de cette firme, maudit soit le jour qui les avait vus naître, possédaient la compétence nécessaire.
Chacun répétait à l’envi : un robot travaille toujours mieux.
On considérait la chose comme allant de soi et cette conviction était due aux campagnes publicitaires de l’U.S. Robots. Ils se prétendaient capables de construire un robot qui serait supérieur à l’homme pour toute fonction donnée. Non point « égal à l’homme », mais « supérieur à l’homme ».
Tandis que Gerald Black contemplait le robot, ses sourcils se contractaient sous son front bas et ses traits prirent une expression d’étonnement mêlé d’espoir fou.
Il contourna le robot. Il considéra ses bras qui maintenaient la barre de contrôle en position de contact, immuablement, à moins que le vaisseau ne vînt à bondir ou la source énergétique interne du robot à se tarir.
– Je parie, je parie… souffla Black. (Il recula d’un pas, réfléchit profondément.) Il faut que ce soit cela.
Il brancha la radio du navire. L’onde porteuse était toujours braquée sur l’Hyper-Base.
– Hé, Schloss ! cria-t-il dans le récepteur.
Schloss répondit promptement :
– Bon sang, Black…
– Pas de discours, dit Black. Je voulais simplement m’assurer que vous êtes devant votre écran.
– Bien entendu. Nous sommes tous là à suivre vos gestes…
Mais Black coupa la communication. Il eut un sourire en coin à l’adresse de la caméra qui tenait la cabine de pilotage sous son objectif et choisit une portion du mécanisme d’hyperchamp qui se trouvait en pleine vue. Il ignorait combien de personnes se trouveraient devant l’écran à l’Hyper-Base. Peut-être seulement Kallner, Schloss et Susan Calvin. Peut-être tout le personnel. Dans tous les cas, il allait leur en donner pour leur argent.
La boîte de relais n° 3 convenait parfaitement à son dessein. Elle se trouvait dans un renfoncement mural, recouvert par un panneau lisse, jointoyé à la soudure à froid. Black plongea la main dans sa trousse et en retira un fer plat à bout émoussé. Il repoussa sa tenue spatiale sur l’étagère (qu’il avait rapprochée pour amener la trousse à sa portée) et se tourna vers la boîte relais.
Surmontant une ultime trace de malaise, Black approcha le fer, assura le contact en trois points différents de la soudure à froid. Le champ de force de l’outil agit avec rapidité et précision ; dans sa main, la poignée tiédit sous l’effet du flux d’énergie intermittent. Le panneau s’ouvrit.
Il jeta un regard rapide, presque involontaire, en direction de l’écran du vaisseau. Les étoiles conservaient toujours leur aspect normal. Lui-même se sentait parfaitement normal.
C’était la dernière parcelle d’encouragement dont il avait besoin. Il leva le pied et l’enfonça violemment dans le mécanisme d’une légèreté de plume qui se trouvait dans le renfoncement.
On entendit un bruit de verre brisé, de métal tordu, et il y eut un jet minuscule de gouttelettes de mercure…
Black respira bruyamment. Il se tourna de nouveau vers la radio :
– Vous êtes toujours là, Schloss ?
– Oui, mais…
– Dans ce cas, je vous signale que l’hyperchamp à bord du Parsec est coupé. Venez me chercher.
Gerald Black ne se sentait pas davantage un héros qu’au moment de son départ pour le Parsec. Il fut cependant traité comme tel. Les hommes qui l’avaient amené au petit astéroïde vinrent le chercher. Cette fois, ils atterrirent, et lui donnèrent de grandes claques dans le dos.
Une foule l’attendait à l’Hyper-Base, qui l’acclama sitôt que le vaisseau se fut posé. Il répondit par des gestes de la main et des sourires, ainsi que doit le faire le héros, mais intérieurement, il ne se sentait pas triomphant. Pas encore. Seulement par anticipation. Le triomphe viendrait plus tard, lorsqu’il se trouverait face à face avec Susan Calvin.
Il s’immobilisa un instant avant de descendre du vaisseau. Il la chercha du regard et ne la trouva pas. Le général Kallner était là, ayant retrouvé sa raideur militaire, avec un air d’approbation bourrue comme plaqué fermement sur le visage. Mayer Schloss lui adressa un sourire nerveux. Ronson, de la Presse Interplanétaire, agitait frénétiquement les bras. Mais de Susan Calvin, pas la moindre trace.
Il écarta Kallner et Schloss de son passage lorsqu’il eut mis pied à terre.
– Je vais d’abord manger et me laver.
Il ne doutait pas, pour le moment du moins, de pouvoir imposer sa volonté au général ou à quiconque.
Les gardes de la Sécurité lui frayèrent un passage. Il prit un bain et mangea à loisir dans une solitude volontaire dont il ne devait la rigueur qu’à sa propre exigence. Ensuite il appela Ronson au téléphone et s’entretint avec lui un court instant. Tout avait mieux marché qu’il ne l’aurait osé espérer. La défaillance même du vaisseau avait parfaitement servi ses desseins.
Finalement il téléphona au bureau du général et convoqua une conférence. Cette convocation était un ordre à peine déguisé. « Oui, monsieur. » C’est tout ce que le général Kallner trouva à répondre.
De nouveau ils se trouvaient rassemblés. Gerald Black, Kallner, Schloss… Même Susan Calvin. Mais, à présent, c’était Black qui tenait la vedette. La robopsychologue avait son visage de bois de toujours, aussi peu impressionnée par le triomphe que par le désastre, et cependant, à quelque imperceptible changement d’attitude, on sentait qu’elle n’était plus sous le feu des projecteurs.
– Monsieur Black, commença le Dr Schloss d’un ton prudent, après s’être préalablement rongé un ongle, nous vous sommes très reconnaissants de votre courage et de votre succès. (Puis, voulant sans doute amoindrir sans retard une déclaration trop laudative, il ajouta :) Pourtant, l’action consistant à briser le relais d’un coup de pied me semble pour le moins imprudente et ne justifie guère le succès que vous avez remporté.
– Cette action ne risquait pas beaucoup d’échouer, répondit Black. Voyez-vous… (c’était la bombe numéro un) à ce moment, je connaissais déjà la cause de la défaillance.
Schloss se leva :
– Vraiment ? En êtes-vous certain ?
– Allez sur place vous en rendre compte par vous-même. Il n’y a plus aucun danger. Je vous indiquerai ce que vous devrez chercher.
Schloss se rassit lentement. Le général Kallner était enthousiaste :
– Si c’est vrai, c’est encore plus formidable.
– C’est vrai, dit Black.
Il glissa un œil vers Susan Calvin, qui ne pipa mot.
Black savourait cet instant, intensément conscient de son pouvoir. Il lança la bombe numéro deux :
– C’était le robot, bien entendu. Avez-vous entendu, docteur Calvin ?
Susan Calvin ouvrit la bouche pour la première fois :
– J’ai bien entendu. A vrai dire, je m’y attendais. C’était le seul appareil à bord du vaisseau qui n’eût pas été testé à l’Hyper-Base.
Durant un moment, Black se sentit désarçonné.
– Vous n’aviez pas fait la moindre allusion à une telle éventualité, dit-il enfin.
– Comme l’a maintes fois répété le Dr Schloss, répondit le Dr Calvin, je ne suis pas un expert dans les sciences de l’éther. Mon intuition – ce n’était rien de plus – risquait d’être erronée. Je ne me sentais pas le droit de vous influencer d’avance dans l’exécution de votre mission.
– Soit. Auriez-vous deviné, par hasard, la raison de la défaillance ? demanda Black.
– Non.
– Un robot n’est-il pas supérieur à un homme ? Eh bien, c’est justement là que se trouve le grain de sable qui a immobilisé la machine. N’est-il pas étrange que l’expérience ait échoué précisément en raison de cette spécialité tant vantée de l’U.S. Robots ? Cette firme fabrique des robots supérieurs à l’homme, si je comprends bien.
Il maniait les mots comme des coups de fouet, mais elle ne réagit pas comme il s’y attendait.
– Cher docteur Black, se contenta-t-elle de soupirer, je ne suis nullement responsable des arguments publicitaires du service des ventes.
Black se sentit de nouveau désarçonné. Pas facile à manier, cette Calvin.
– Votre firme a construit un robot pour remplacer un homme aux commandes du Parsec. Il devait amener à lui la barre de contrôle, la placer en position et laisser la chaleur de ses mains incurver la détente pour obtenir le contact final. Assez simple, n’est-ce pas, docteur Calvin ?
– Assez simple, en effet, docteur Black.
– Si le robot avait été simplement l’égal de l’homme, il aurait réussi. Malheureusement l’U.S. Robots s’est cru obligé de le faire supérieur à l’homme. Le robot avait reçu l’ordre d’amener à lui la barre de contrôle fermement. Fermement. Le mot a été répété, souligné. Le robot a accompli l’action demandée. Il a tiré la barre fermement. Malheureusement, il était au moins dix fois plus fort que l’homme qui devait à l’origine actionner la barre.
– Insinuez-vous… ?
– Je dis que la barre s’est tordue. Elle s’est tordue suffisamment pour changer de place à la détente. Lorsque la chaleur de la main du robot a incurvé le thermo-couple, le contact ne s’est pas produit. (Il sourit.) Il ne s’agit pas de la défaillance d’un seul et unique robot, docteur Calvin. C’est le symbole de la défaillance du principe même du robot.
– Voyons, docteur Black, dit Susan Calvin d’un ton glacial, vous noyez la logique dans une psychologie « missionnaire ». Le robot était doué d’une compréhension adéquate en même temps que de force pure. Si les hommes qui lui ont donné des ordres avaient fait usage de termes quantitatifs au lieu du vague adverbe « fermement », cet accident ne se serait pas produit. Si seulement ils avaient eu l’idée de lui dire « appliquez à la barre une pression de trente kilos », tout se serait fort bien passé.
– Ce qui revient à dire, riposta Black, que l’inaptitude du robot doit être compensée par l’ingéniosité et l’intelligence de l’homme. Je vous donne ma parole que les populations de la Terre envisageront la question sous cet aspect et ne seront pas d’humeur à excuser l’U.S. Robots pour ce fiasco.
Le général Kallner intervint en hâte, et sa voix avait retrouvé quelque autorité :
– Permettez, Black ! Ce qui est arrivé n’est après tout qu’un incident assez normal.
– Et puis, intervint Schloss, votre théorie n’a pas encore été vérifiée. Nous allons envoyer au navire une équipe qui se chargera d’effectuer les constatations. Il se peut que le robot ne soit pas en cause.
– Vous prendrez bien soin que votre équipe parvienne à cette conclusion, n’est-ce pas ? Je me demande si les populations feront confiance à des gens qui sont à la fois juges et partie. En outre, j’ai une dernière chose à vous dire. (Il prépara sa bombe numéro trois et dit :) A partir de cet instant, je donne ma démission. Je m’en vais.
– Pourquoi ? demanda Susan Calvin.
– Parce que, vous l’avez dit vous-même, je suis un missionnaire, dit Black en souriant. J’ai une mission à accomplir. J’ai le devoir de dire aux peuples de la Terre que l’ère des robots est parvenue au point où la vie d’un homme compte moins que celle d’un robot. Il est à présent possible d’envoyer un homme au danger parce qu’un robot est trop précieux pour qu’on prenne le risque de le détruire. Je pense que les Terriens doivent être informés de ce fait. Nombreux sont les gens qui font les plus grandes réserves sur l’emploi des robots. Jusqu’à présent, l’U.S. Robots n’a pas encore réussi à faire légaliser l’emploi des robots sur la Terre elle-même. J’imagine que ce que j’ai à dire sur la question y mettra un point final. En conséquence de cette journée de travail, docteur Calvin, vous-même, votre firme et vos robots serez bientôt balayés de la surface du système solaire.
En parlant ainsi, il dévoilait ses batteries, il lui permettait de préparer sa contre-attaque, il le savait bien, mais il ne pouvait renoncer à cette scène. Il avait vécu pour cet instant depuis son départ pour le Parsec, il lui eût été impossible de ravaler sa vengeance.
Il se réjouit de la lueur qui brilla un instant dans les yeux pâles de Susan Calvin et de l’imperceptible rougeur qui envahit ses joues. « Eh bien, comment vous sentez-vous à présent, madame la femme de science ? » pensa-t-il.
– On refusera votre démission, dit le général Kallner, on ne vous permettra pas de…
– Comment pourrez-vous m’en empêcher, général ? Je suis un héros, ne l’avez-vous pas entendu proclamer ? Et notre vieille mère la Terre fait le plus grand cas de ses héros. Elle l’a toujours fait. Les gens voudront m’entendre et ils croiront tout ce que je dirai. Ils n’apprécieront guère qu’on m’impose silence, du moins tant que je serai un héros flambant neuf. J’ai déjà dit deux mots à Ronson, de la Presse Interplanétaire ; je lui ai annoncé une information sensationnelle capable de faire basculer tous les officiels du gouvernement et les directeurs de science hors de leur fauteuil, et par conséquent la Presse Interplanétaire sera la première sur les rangs, toute prête à boire mes paroles. Alors, que pourriez-vous faire, à part me faire fusiller ? Je crois que votre carrière se trouverait fâcheusement compromise si vous vous avisiez d’essayer.
La vengeance de Black était totale. Il n’avait pas omis un seul mot de la diatribe qu’il avait préparée. Il ne s’était pas causé le moindre préjudice. Il se leva pour partir.
– Un moment, docteur Black, intervint Susan Calvin. (Sa voix basse avait pris un ton autoritaire.)
Black se retourna involontairement, tel un écolier répondant à la voix de son maître, mais il démentit ce geste en prenant un ton moqueur :
– Vous avez une explication à me proposer, je suppose ?
– Pas du tout, dit-elle avec affectation. Cette explication, vous l’avez déjà donnée, et fort bien. Je vous ai choisi, sachant que vous comprendriez, mais je pensais que vous auriez compris plus vite. J’avais eu des contacts avec vous auparavant. Je connaissais votre hostilité à l’égard des robots et savais par conséquent que vous ne nourririez aucune illusion à leur endroit. A la lecture de votre dossier que je me suis fait communiquer avant votre désignation pour cette mission, j’ai appris que vous aviez exprimé votre désapprobation à propos de cette expérience de robot dans l’hyperespace. Vos supérieurs vous en faisaient grief, mais j’estimais au contraire que c’était un point en votre faveur.
– De quoi parlez-vous, docteur Calvin, si vous voulez bien excuser mon franc-parler ?
– Du fait que vous auriez dû comprendre la raison pour laquelle on devait exclure un robot de cette mission. Que disiez-vous donc ? Que les inaptitudes d’un robot doivent être compensées par l’ingéniosité et l’intelligence de l’homme. C’est exactement cela, jeune homme, c’est exactement cela. Les robots ne possèdent aucune ingéniosité. Leurs esprits sont parfaitement délimités et peuvent se calculer jusqu’à la dernière décimale. C’est ce qui, en fait, est mon rôle.
– Maintenant, si un robot reçoit un ordre, un ordre précis, il peut l’exécuter. Si l’ordre n’est pas précis, il ne peut corriger ses propres erreurs sans recevoir de nouveaux ordres. N’est-ce pas ce que vous avez signalé à propos du robot qui se trouve à bord du vaisseau ? Comment, dans ce cas, pourrions-nous charger un robot de découvrir une défaillance dans un mécanisme, dans l’impossibilité où nous sommes de lui fournir des instructions précises, puisque nous ignorons tout de la défaillance elle-même ? « Trouvez la cause de la panne » n’est pas le genre d’ordre que l’on puisse donner à un robot ; mais seulement à un homme. Le cerveau humain, dans l’état actuel des choses au moins, échappe à tous les calculs.
Black s’assit brusquement et regarda la psychologue d’un air déconcerté. Il s’avoua incapable de réfuter son raisonnement. Mieux, il sentit passer le vent de la défaite.
– Vous auriez dû me dire tout cela avant mon départ, dit-il.
– En effet, dit le Dr Calvin, mais j’avais noté la peur fort compréhensible que vous ressentiez quant à la stabilité de votre équilibre mental. Une telle préoccupation aurait pu compromettre la perspicacité de vos investigations, et j’ai préféré vous laisser croire qu’en vous confiant cette mission, je n’avais d’autre souci que d’épargner la perte éventuelle d’un robot. Cette pensée ne manquerait pas, pensais-je, de susciter votre colère, et la colère, mon cher docteur Black, est parfois un aiguillon fort utile. Un homme en colère n’est jamais tout à fait aussi effrayé qu’à son état normal. Je pense que mon petit stratagème a fort bien réussi.
Elle croisa paisiblement les mains sur ses genoux et, sur son visage, parut une expression que l’on aurait presque pu prendre pour un sourire.
– Bon Dieu ! s’écria Black.
– Maintenant, si vous voulez m’en croire, reprit Susan Calvin, retournez à vos travaux, acceptez votre situation de héros et donnez à votre ami reporter tous les détails de votre prestigieux exploit. Que ce soit là cette nouvelle sensationnelle que vous lui avez promise !
Lentement, à regret, Black inclina la tête.
Schloss semblait soulagé ; Kallner découvrit une impressionnante rangée de dents en un sourire. Ils tendirent la main avec ensemble ; n’ayant pas ouvert la bouche durant tout le temps où Susan Calvin avait parlé, ils gardaient à présent le même mutisme.
Black leur serra la main avec une certaine réserve.
– C’est votre rôle dans cette affaire que l’on devrait publier, docteur Calvin, dit-il.
– Vous n’êtes pas fou, jeune homme ? dit Susan Calvin d’un ton glacial. Cela, c’est mon travail.